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Haïti. « L’urgence que nous avons, c’est qu’en tant que peuple, on nous empêche de nous exprimer. »

Article publié par Resumen Latinoamericano (Arturo Sánchez Jiménez) le 1er octubre 2023

Il y a trois ans, Haïti a connu un moment d’espoir avec un mouvement social massif d’opposition au gouvernement du président de l’époque, Jovenel Moïse. Plus d’un million de personnes sont descendues dans les rues des principales villes du pays pour manifester contre la corruption du régime, accusé d’avoir volé des fonds internationaux destinés à lutter contre la pauvreté.

Aujourd’hui, les organisations sociales en quête d’espoir au milieu de la crise sécuritaire, gouvernementale et économique de la nation caribéenne ne peuvent appeler à aucune mobilisation sans risquer la vie des manifestants, car l’espace public a été repris, mais désormais par la brutalité des gangs criminels qui sévissent dans la capitale et dans les différentes provinces.

L’État s’est effondré et les institutions de ce pays de 11,4 millions d’habitants, dont près de la moitié ont besoin d’une aide humanitaire selon l’Organisation des Nations unies (ONU), fonctionnent au minimum. Il n’y a pas de chef de gouvernement, le dernier président ayant été assassiné par un commando étranger en juillet 2021. Il n’y a pas de parlement, les mandats des 10 sénateurs restés dans des fonctions symboliques ayant pris fin en janvier. La Cour suprême a été prise en charge l’année dernière par des membres de gangs et l’organe a été rendu inopérant pendant des mois. Les élections ont été reportées indéfiniment. Le Premier ministre Ariel Henry, que les Haïtiens appellent le roi Ariel parce qu’il n’a pas été élu, a le soutien des États-Unis et d’autres puissances, mais est si impopulaire qu’il ne quitte pratiquement jamais sa résidence de Port-au-Prince.

La Jornada s’est rendue en Haïti pendant sept jours à l’invitation d’organisations et de mouvements populaires, dont les militants avertissent que la violence des gangs est encouragée par des agents extérieurs et par le pouvoir pour créer un climat d’instabilité utilisé comme argument par le gouvernement Henry pour demander, à partir de 2022, le déploiement de forces militaires étrangères dans le pays.

La possibilité d’une action multinationale devait être discutée le 15 septembre au Conseil de sécurité de l’ONU, mais la résolution a été reportée. Le 19 septembre, le président américain Joe Biden a insisté devant l’Assemblée générale des Nations unies pour qu’une force internationale soit envoyée en Haïti.

Pour Camille Chalmers, intellectuel de gauche reconnu et leader du parti Rasin Kan Pèp et de la Plateforme pour un développement alternatif (Papda) en Haïti, les gangs sont l’une des réponses du régime aux revendications sociales de 2020. « Ils ont créé un climat de peur qui empêche les gens de manifester dans les rues », dit-il

« L’urgence que nous avons, c’est qu’en tant que peuple, on nous empêche de nous exprimer », ajoute Sabine Manigat, sociologue et politologue à l’Université Quisqueya. « Le gouvernement a cédé aux gangs et les décisions sont prises par la communauté internationale », souligne-t-elle, insistant sur le fait que l’image d’Haïti véhiculée par la presse étrangère, qui met en avant la misère et l’insécurité, ne donne pas la pleine mesure d’un pays où survit un mouvement social, des gens qui se lèvent et se battent et qui ont besoin de la solidarité internationale, et non d’une intervention.

Rappelant les résultats des récentes interventions de forces étrangères dans le pays, de nombreux Haïtiens insistent sur le fait qu’une telle action n’est pas la solution aux crises qui se superposent en Haïti, le pays aux revenus les plus faibles des Amériques.

« Rien ne prouve que les interventions militaires aient résolu les problèmes par le passé », affirme Francia Pierrette, militante de gauche et communicatrice pour Radio Résistance, un média indépendant basé à Port-au-Prince.

La dernière intervention de ce type, la Mission des Nations unies pour la stabilisation (Minustah), a débarqué en Haïti le 1er juin 2004 en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité après le départ en exil de l’ancien président haïtien Bertrand Aristide et l’enlisement du pays dans un conflit armé qui a embrasé la quasi-totalité du territoire.

L’héritage de la Minustah, qui s’est achevée en octobre 2017, c’est près de 40 000 morts du choléra et des centaines de milliers de personnes infectées par cette maladie, introduite par les casques bleus de l’ONU après le tremblement de terre qui a fait plus de 220 000 morts en 2010. Les premiers cas sont apparus sur les rives d’un affluent du fleuve Artibonite, où les soldats de la Minustah venus du Népal vidaient leurs latrines.

L’ONU a d’abord nié toute implication dans l’épidémie de choléra, mais en 2016, elle a reconnu sa responsabilité après que des études ont confirmé ce constat. En outre, des milliers de cas d’abus sexuels commis par les troupes de la Minustah ont été documentés, ainsi que des cas de vol et de collusion avec des gangs criminels.

Jusqu’à présent, aucun pays n’a répondu à la demande d’Henry d’envoyer des troupes sur le sol haïtien. À la fin du mois août 2023, le Kenya a envoyé une délégation de fonctionnaires pour analyser la situation sur le terrain et explorer la possibilité d’une mission impliquant ses forces de sécurité.

Le 17 juillet 2021, dix jours après l’assassinat de Moïse, les ambassadeurs de six pays, dont les États-Unis, la France et le Canada, regroupés au sein du « Core Group », ont publié un communiqué dans lequel ils exprimaient leur soutien explicite à Henry en tant que premier ministre d’Haïti et tournaient le dos à l’autorité de Claude Joseph, qui occupait le poste de premier ministre par intérim.

L’adoubement d’Henry, nommé Premier ministre par Moïse deux jours avant sa mort, a mis fin à la lutte de pouvoir entre les deux personnalités en l’absence du chef de l’État, dont la légitimité était mise à mal par des scandales de corruption.

Henry a hérité non seulement du pouvoir de Moïse, mais aussi des interrogations sur sa légitimité, ce qui ne l’a pas empêché de rester au pouvoir pendant plus de deux ans, gouvernant par décret et sans qu’un mécanisme de succession n’ait été mis en place.

En août 2021, plusieurs organisations politiques haïtiennes ont signé l’Accord de Montana, qui vise à rompre avec le régime d’extrême droite du Parti haïtien Tèt Kale, qui a désigné Moïse et se maintient au pouvoir par l’intermédiaire d’Henry. Son objectif est de mettre en place un gouvernement de transition, mais les divergences d’opinion au sein de l’opposition et la crise sécuritaire ont empêché le renforcement de cette option.

Au début du mois de septembre 2023, une délégation envoyée par la Communauté des Caraïbes (Caricom) a rencontré Ariel Henry pour tenter d’amener son gouvernement à conclure un accord avec l’opposition. À la suite de cette visite, le groupe a exprimé sa déception face à l’inaction du premier ministre pour négocier avec les opposants politiques et s’attaquer aux problèmes urgents du pays.

Pendant ce temps, la population subit la violence incessante des gangs dans les rues de la capitale, en particulier dans la zone métropolitaine. Les organisations de défense des droits humains indiquent qu’il existe plus de 200 groupes armés, dont la plupart sont basés à Port-au-Prince, où ils se disputent les territoires, contrôlent l’accès à la ville et rythment la vie quotidienne, alors que les enlèvements, les fusillades et les massacres se sont multipliés ces dernières semaines et ont provoqué le déplacement de quelque 200 000 personnes à l’intérieur de la ville.