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Imperial Canada Inc. – La censure d’un ouvrage jamais paru

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Imperial Canada Inc. – La censure d’un ouvrage jamais paru

Une tentative de censure pèse à nouveau sur un livre au Canada. Cette fois, elle survient avant même que les auteurs ne l’achèvent. Le 17 février dernier, pas moins de deux éditeurs, sept auteurs et même les deux traducteurs d’un manuscrit qui n’est pas encore définitivement terminé ont reçu une lettre de mise en demeure «préventive» de la part du premier producteur d’or au monde, la société aurifère Barrick Gold.

Ces mises en demeure menacent de poursuite quiconque publierait un ouvrage que cette société jugerait «diffamatoire» à son égard. Plus encore, elle a requis de tous les intéressés qu’ils lui soumettent les documents qu’ils ont à leur disposition (ce que ces derniers ont bien entendu refusé de faire). Ce livre anglais s’intitule Imperial Canada Inc.: Legal Haven of Choice for the World’s Mining Industries. Il s’agit d’un ouvrage collectif en cours d’élaboration sous la direction de notre collègue Alain Deneault.

Intimidé par les conséquences financières d’une telle poursuite, l’éditeur de Vancouver Talonbooks a aussitôt effacé le contenu de sa page Internet annonçant l’ouvrage à venir et l’a remplacé par une éloquente note d’abdication: «publication annulée». Ladite page ne faisait pourtant même pas mention de Barrick Gold.

Des auteurs muselés

Parmi les signataires du livre, on compte Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher, qui, comme Écosociété (elle aussi visée à l’aveugle bien qu’elle ne participe pas à ce projet), ont l’impression de revivre une mésaventure qu’ils connaissent bien. On se rappelle qu’au printemps 2008, Barrick avait eu recours à la même méthode dans le but de faire avorter la diffusion du livre Noir Canada — Pillage, corruption et criminalité en Afrique.

Ne cédant pas à la pression, les intéressés avaient décidé d’aller de l’avant. Barrick avait alors déposé une plainte pour diffamation de six millions de dollars devant la Cour supérieure du Québec. Elle fut suivie en Ontario quelque temps plus tard par une autre société aurifère, Banro Corp. Ces événements suscitèrent la consternation au sein de la population entière, comme en témoigne une pétition de soutien de plus de 12 000 signatures recueillies. Dans l’attente de l’ouverture du procès québécois à l’automne 2011, Noir Canada demeure heureusement en vente dans les librairies.

On ne pourra sans doute jamais en dire autant du livre Imperial Canada Inc., dont la contribution au débat public est aujourd’hui ajournée sur la seule base de conjectures faites par Barrick quant à son contenu, dont elle suppose qu’il serait diffamatoire. Dans cette histoire, des auteurs se voient de facto dénier le droit de publier les résultats de plusieurs mois de recherche. Si elle était mise à exécution, cette dernière menace de la part de Barrick risquerait d’ouvrir un troisième front pour les auteurs, ajoutant de nouvelles procédures d’une lourdeur sans nom.

Des révélations compromettantes?

Dans le résumé mis en ligne sur le site de Talonbooks, les auteurs partent du constat selon lequel le Canada héberge près des trois quarts des entreprises minières du monde. Selon eux, la spéculation y est soutenue et les flux de capitaux financiers sont autorisés vers des projets outremer parfois douteux.

Les auteurs estiment aussi que des entreprises se voient promues par une diplomatie proactive dans les institutions internationales et qu’elles bénéficient de facilités autorisant les saignées fiscales en direction des paradis fiscaux des Caraïbes, ou alors profitent de juteux subsides du gouvernement. Les auteurs concluent que le Canada s’est constitué politiquement en véritable «paradis judiciaire» pour l’industrie extractive négligeant activement de rendre ses sociétés imputables.

De l’intimidation à la censure

En tant que professeurs, chargés de cours, chercheurs et universitaires, nous sommes offusqués de voir cette nouvelle instrumentalisation du droit qui vise à empêcher la diffusion d’un ouvrage de collègues. En tant qu’universitaires, nous sommes éminemment inquiets pour la liberté académique et comme citoyens québécois et canadiens, nous nous interrogeons quant à l’application au Canada des principes de la démocratie libérale que nous sommes censés chérir.

Pourquoi Barrick s’attaque-t-elle si promptement à un livre qui n’est ni publié, ni même terminé? Sur quelles bases l’entreprise se sent-elle légitimée d’entamer cette mise en demeure pouvant conduire à d’éventuelles actions judiciaires? Qu’est-ce que cela suppose pour la liberté d’expression, la liberté académique et le droit démocratique de discuter entre citoyens d’enjeux qui ne font pas d’emblée l’objet d’un consensus?

La société cherche uniquement à induire le silence sur toutes ces questions. Elle estime, dans sa mise en demeure, que si ses destinataires ne se soumettent pas à ses vues, «Barrick n’aura d’autre choix que d’intenter des procédures judiciaires (incluant des procédures en injonction) contre [eux] et contre toute autre personne qui aura joué un rôle dans la rédaction, la traduction, la publication, la diffusion ou la promotion» du livre.

Une «SLAPP» en pleine face?

À se fier à ses lettres, la démarche de Barrick se justifie par les «impressions» qu’a laissées sur elle le résumé du livre disponible en ligne. L’entreprise juge d’office que les éventuelles propositions contenues dans l’ouvrage risqueraient d’être «accusatoires», «fausses» et «diffamatoires». Cela en dit long sur le peu de justifications que requiert une compagnie aujourd’hui, ainsi que son cabinet d’avocats, Davies, pour annoncer son intention de recourir à l’instance judiciaire. Ces mises en demeure visent à induire des comportements de soumission de la part des personnes visées et à les rappeler à l’ordre d’un point de vue légal.

Mais bien souvent, la seule chose qui explique le silence des intimés est leur incapacité financière à se défendre en justice. Il est également opportun d’indiquer que toutes ces menaces et intimidations sont le résultat direct de la préférence marquée qui existe, au Québec notamment, pour le «droit à la réputation». Les tribunaux ont conféré à ce droit une supériorité sur la liberté d’expression qui engendre ce genre d’intimidation et de censure.

Le terme «SLAPP» est l’acronyme de «strategic lawsuit against public participation». Il faudra bien un jour ou l’autre que les responsables de l’appareil judiciaire, qu’il s’agisse des avocats, des juges ou des ministres, empêchent cette utilisation malsaine de leur institution et qu’ils fassent quelque chose pour endiguer les poursuites dont l’objectif premier est d’empêcher la participation des citoyens aux débats publics.

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Ont signé ce texte: Dominique Caouette, Jocelyne Couture, Francis Dupuis-Déri, Francis Lagacé, Jean-Marc Larouche, Georges Leroux, Christian Nadeau, Kai Nielsen, Michel Seymour, Pierre Trudel, Daniel Turp et Daniel Weinstock.