HomeNouvellesLe « policier » des entreprises canadiennes à l’étranger, une « coquille vide »?

Le « policier » des entreprises canadiennes à l’étranger, une « coquille vide »?

PHOTO : ASSOCIATED PRESS / LUIS SOTO

Publié par Delphine Jung, Radio-Canada, le 2 mai 2023

 

Malgré un budget conséquent, le « policier » des entreprises canadiennes à l’étranger n’a publié aucune enquête en cinq ans. Certains réclament pourtant justice. C’est le cas au Guatemala, où des Autochtones exigent que le Canada prenne en main une situation qui leur est insoutenable : le vol de leurs terres par une minière canadienne.

Sheri Meyerhoffer n’est pas une femme facile à contacter. Et pourtant, Espaces autochtones a tenté durant des semaines (la première demande a été envoyée le 27 février) d’obtenir une entrevue avec celle qui est l’ombudsman canadienne de la responsabilité des entreprises (OCRE).

Mais rien à faire.

C’est une fin de non-recevoir, son service des communications nous renvoyant systématiquement à son site Internet et à ses rapports trimestriels. L’un des derniers compte 28 pages et s’intitule Bâtir la confiance du public.

 

Il rappelle la vision de l’OCRE, sa mission et son mandat : enquêter sur les violations des droits de la personne commises par des entreprises canadiennes exerçant à l’étranger des activités dans les industries pétrolière et gazière, minière et vestimentaire.

Et des minières canadiennes, il y en a beaucoup hors du Canada. Notamment en Amérique latine. La mine El Escobal, initiée par Goldcorp, reprise par Tahoe Resources et finalement par Pan American Silver au Guatemala en est un exemple. Toutes ces entreprises sont canadiennes.

Depuis le début, des Autochtones, les Xincas, s’opposent justement à cette mine qui exploite de l’argent dans le sud-est du pays depuis 2007.

Les Xincas clament que la mine a mis en danger leurs ressources d’eau potable, a pollué et asséché des cours d’eau, a multiplié par quatre la présence d’arsenic et a mis à mal la montagne dans laquelle la minière a creusé ses tunnels. Les Xincas la considéraient comme sacrée. Pis encore, ces Autochtones affirment que la minière a longtemps nié leur existence même sur ce territoire.

La situation a atteint un point de non-retour en 2013, lorsque le chef de la sécurité du site a ordonné la répression d’une manifestation pacifique. Les gardes ont tiré sur la foule et 12 personnes ont été blessées. Quatre autres Xincas ont été enlevés et l’un d’eux a été assassiné.

Entre 2000 et 2015, les sociétés minières canadiennes opérant en Amérique latine ont été impliquées dans 44 décès, dont 30 ont été considérés comme ciblés. Aussi, 403 blessures, dont 363 sont survenues lors de manifestations et d’affrontements, ont été recensées. Ces données proviennent du Justice and Corporate Accountability Project, une clinique juridique reliée à deux universités.

Kelvin Jimenez se bat pour faire valoir les droits des Autochtones depuis le Parlement xinca qui rassemble les autorités autochtones de leur territoire. Son constat est édifiant : «  Quand  la minière canadienne Goldcorp est arrivée, ça nous a obligés à laisser de côté notre combat pour sauver notre langue, pour plutôt sauver notre territoire. »

 

Une mine qui dérange

La mine canadienne El Escobal est située dans le sud du pays, près du village de San Rafael las Flores.

Selon le dernier recensement national, les Xincas sont plus de 250 000 au Guatemala et étaient présents sur le territoire avant même les Mayas.

Kelvin Jimenez s’est tourné à plusieurs reprises vers l’ambassade du Canada au Guatemala. « Dès 2011, on s’est rendu une fois par semaine, avec une lettre et une fleur, devant l’ambassade. On disait qu’on ne voulait pas de cette mine », raconte-t-il.

Alors quand, en 2018, Kelvin a été informé de la création du Bureau de l’ombudsman, il a cru voir la lumière au bout du tunnel. Enfin, la situation des Xincas allait remonter jusqu’à Ottawa.

 

L’espoir n’a pas duré longtemps. Très vite, Kelvin Jimenez s’est demandé quels étaient exactement les pouvoirs de cet ombudsman.

Et il n’est pas le seul.

En fait, les ONG et les spécialistes interrogés par Espaces autochtones sont même catégoriques : déposer une plainte au Bureau de l’ombudsman est « une perte de temps ».

Certaines personnes interrogées dans le cadre de cet article évoquent même un boycottage des organismes de défense des droits de la personne.

« On ne conseillera jamais de déposer ou non une plainte, mais notre analyse, c’est de dire qu’avec le mandat actuel de l’OCRE, c’est une perte de temps. Ce n’est pas un bureau qui va répondre à vos besoins », dit Emily Dwyer, directrice des politiques au Réseau canadien sur la reddition de compte des entreprises.

 

« On ne recommande pas à nos alliés de déposer une plainte », dit aussi Dana Stefov, analyste des politiques chez Oxfam Canada.

C’est ce qui pourrait, d’après les ONG, expliquer le faible nombre de plaintes déposées – une vingtaine – depuis sa création il y a cinq ans.

Pouvoir affaibli?

Car finalement, l’OCRE n’a aucun pouvoir réel, selon ces intervenants.

« La première proposition de création d’un médiateur en janvier 2018 lui donnait le pouvoir de convoquer des témoins et d’examiner les documents détenus par les entreprises, mais après un lobbying intense de la part de l’industrie minière, les pouvoirs d’enquête ont été retirés à l’ombudsman en avril 2019, alors qu’il devait avoir le pouvoir de convoquer des témoins et d’examiner les documents détenus par les entreprises », détaille Shin Imai, professeur de droit à la faculté Osgoode Hall, qui travaille depuis dix ans sur les problèmes de droits de la personne liés aux sociétés minières canadiennes.

 

Il illustre la situation avec cette analogie : « Imaginez qu’il y ait un meurtre et que vous attrapiez le suspect, mais que ce dernier puisse décider si la police peut le fouiller, regarder dans sa maison ou parler à ses voisins. »

 

« Si on ne lui donne pas de pouvoirs, ça devient problématique. Aujourd’hui, on voit l’OCRE comme une coquille vide. » — Une citation de  France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale Canada

 

« Le gouvernement a cédé à la pression des lobbys et de l’industrie. Tout est basé sur la bonne volonté des entreprises », croit aussi Dana Stefov.

Emily Dwyer est encore plus catégorique : « Ça ne vaut pas la peine de donner de l’argent à un bureau inefficace. »

Dans son rapport trimestriel, l’OCRE indique en tout cas que « si les parties sont d’accord, l’OCRE peut recourir à une enquête conjointe. » Si cela n’est pas possible, l’ombudsman peut procéder à une enquête indépendante sur les faits.

 

Guadalupe Garcia, la coordinatrice de l’Observatoire des industries extractives, une plateforme de recherche sur les sociétés minières, a pu rencontrer l’ombudsman, Sheri Meyerhoffer. Elle a envoyé à Espaces autochtones une retranscription de sa conversation avec Mme Meyerhoffer en mai 2019.

« Elle m’a répondu qu’elle donne juste des recommandations et qu’elle ne peut pas obliger la minière à communiquer des documents. Ces documents sont pourtant des preuves que la minière niait notamment l’existence des Xincas », explique-t-elle.

 

Durant cette conversation, Mme Meyerhoffer avoue d’elle-même que le « Bureau [de l’ombudsman, NDLR] n’a pas le pouvoir de pénaliser, sanctionner, mais nous pouvons recommander au ministre et au gouvernement de prendre certaines mesures ». Le service média de l’OCRE confirme cette citation.

« L’ombudsman ne peut rien faire pour nous », conclut Mme Garcia.

 

Kelvin Jimenez, du Parlement xinca, partage cet avis.

« Ils n’ont pas la force d’obliger les compagnies [à rendre des comptes], ils ne donnent que des lignes directrices. Ça manque de mordant », dit-il. Le message que cela envoie, « c’est que le gouvernement canadien n’est là que pour tirer profit [du territoire], peu importe si cela entraîne des actes de violence », ajoute-t-il encore.

 

« L’ombudsman du Canada est là avant tout pour s’assurer que les choses vont bien pour les mines. » — Une citation de  Kelvin Jimenez membre du Parlement xinca

 

Dans une réponse envoyée par courriel en anglais, l’OCRE dit qu’il peut demander des documents aux entreprises.

« Lorsqu’une entreprise ne participe pas à une procédure d’enquête, l’ombudsman peut adopter des conclusions négatives […]. En outre, lorsqu’une partie ne participe pas activement au processus d’examen sans explication raisonnable, cette partie peut être considérée comme n’ayant pas agi de bonne foi. Dans ce cas, l’OCRE peut recommander au ministre de révoquer [son soutien] à l’entreprise, ainsi que tout financement futur accordé par [le ministère] », écrit son service de presse.

Le défi de la transparence

Mais les griefs à l’encontre de l’ombudsman ne s’arrêtent pas là. Les ONG, les experts et les défenseurs des droits de la personne dénoncent l’opacité de l’organisme.

L’OCRE se vante pourtant d’être transparent.

Mais sur son site Internet, impossible de voir en détail le travail effectué depuis sa création.

Pourtant, il dispose d’une enveloppe de 4,3 millions de dollars et le budget 2021 proposait de lui fournir un financement supplémentaire de 16 millions de dollars sur cinq ans à compter de 2021-2023.

Au total, 20 personnes, dont 17 experts, sont employées à l’OCRE.

Au mieux, l’OCRE indique qu’en ce moment il traite 16 plaintes, dont 13 concernent l’industrie des vêtements et visent la Chine, le Bangladesh et le Honduras. Une autre plainte a été reçue au cours du premier trimestre de 2023 et porte sur une entreprise minière au Pakistan qui n’aurait pas respecté les droits de la personne.

 

Impossible de savoir quels sont les groupes qui ont déposé lesdites plaintes et quelles entreprises ont été visées.

C’est pour respecter « la confidentialité de toutes les parties », indique l’OCRE par courriel. Du moins, jusqu’à ce que le rapport d’évaluation initial soit terminé. Après des semaines de prises de contact avec le service communication de l’OCRE, ce dernier a fini par informer Espaces autochtones que « 15 rapports d’évaluation initiaux allaient être publiés dans les prochaines semaines. »

Emily Dwyer commente : « C’est bien beau de mettre des mots-clés comme transparence sur son site Internet, mais si on ne le démontre pas dans nos actions… »

Mme Dwyer critique également les délais de traitement des plaintes. Elle évoque un cas concernant des allégations de travail forcé de Ouïghours par une entreprise canadienne. « Cela fait un an et ils sont encore en phase d’évaluation initiale », déplore-t-elle.

Que fait alors l’ombudsman? Elle fait, du moins, des rencontres.

L’ombudsman rencontre les lobbys

Grâce à une recherche dans le registre des lobbyistes du Canada, Espaces autochtones a pu observer que Mme Meyerhoffer a rencontré l’Association des explorateurs et producteurs du Canada, un lobby de l’énergie et des ressources naturelles, le 28 octobre 2022.

Elle a aussi rencontré l’Association minière du Canada le 25 mai 2022 et le 20 juin 2022.

« Qu’elle rencontre les lobbys, c’est normal. Mais elle le fait pourquoi? Par complaisance ou pour négocier des améliorations? Et si ça se fait derrière des portes closes, l’être humain est porté à croire que ce n’est pas super, ce qu’il se passe là-bas », indique Mme Langlois d’Amnistie internationale Canada.

« Ne partager aucune info, c’est problématique », renchérit Mme Dwyer, qui souligne aussi l’intérêt public de l’OCRE.

Une perception de « conflit d’intérêts »

Guadalupe Garcia estime qu’il est même difficile de faire confiance à Sheri Meyerhoffer.

Sur son CV, Mme Meyerhoffer indique qu’elle a 17 années d’expérience en tant qu’avocate dans l’industrie pétrolière et gazière. Elle avait notamment un rôle dans l’Association canadienne des producteurs pétroliers dans les années 1990. Elle ajoute qu’elle a aussi 13 ans d’expérience en gouvernance internationale et droits de la personne.

« Il y a un conflit d’intérêts », dit Mme Garcia. « Son ancien poste d’avocate ne l’aide pas à être vraiment ouverte à ce qu’on pourrait lui dire sur l’industrie minière. Nous avons du mal à imaginer qu’elle peut être du côté des droits de la personne », plaide-t-elle.

Cela dérange moins France-Isabelle Langlois d’Amnistie internationale Canada et le professeur Shin Imai. « Cela ne la disqualifie pas, ça peut être un atout si elle est bien au fait du droit international », dit Mme Langlois.

« Ce n’est pas nécessairement mauvais, mais elle doit être capable de montrer qu’elle comprend les deux côtés. C’est inquiétant qu’elle refuse de parler aux journalistes, car elle montre qu’elle n’est pas neutre », dit de son côté M. Imai.

Guadalupe Garcia déplore également le rattachement de l’OCRE à Affaires mondiales Canada. Par courriel, ce ministère assure que l’OCRE est indépendant.

 

« L’OCRE relève d’Affaires mondiales Canada, mais plus spécifiquement de Mary Ng, la ministre du Commerce international, de la Promotion des exportations, de la Petite Entreprise et du Développement économique », ajoute Dana Stefov.

Par écrit, l’OCRE indique que l’ombudsman « rend compte directement au ministre du Commerce international. » Son budget « distinct » est quant à lui « soumis au Conseil du Trésor. »

Au Guatemala, la minière a suspendu ses activités en attendant la fin d’un processus de consultation qui arrive bien trop tard pour les Xincas. Seuls les tunnels sont encore entretenus.

Mais pour eux, le mal est fait. Kelvin et Guadalupe parlent de dommages environnementaux, sociaux et même spirituels pour les Xincas. Et ils sont irrémédiables.

Ce texte a été réalisé avec la collaboration de Rufo Valencia, journaliste à RCI, pour la traduction simultanée de l’espagnol au français.­­­